Après 20 ans passés dans l’univers artistique du graffiti à créer, rechercher sans cesse d’innombrables et nouvelles lettres afin de composer de nouveaux lettrages, de nouvelles « pièces », ce besoin de recherche perpétuel a pris une forme nouvelle. En effet, ma boulimie créative, obéissant plus ou moins aux us et coutumes du graffiti au sein de la culture hip-hop, m’a amené à me questionner et repenser ma pratique, pour ainsi la faire évoluer.
C’était le moment, après toutes ces années de passer à une nouvelle étape dans cette démarche graphique. M’émanciper du carcan des codes de la culture graffiti hip-hop dans lequel je m’étais installé, afin de modifier en profondeur mon axe de recherche, ce moteur de mes créations typographiques. C’était le moment d’avancer, d’amener mes lettres plus loin; en somme, de déstructurer de façon dantesque ces 26 nobles lettres, qui m’accompagnent depuis tant d’années. Cette déstructuration permettra de poser un regard nouveau sur un modèle connu (l’alphabet) afin de créer de nouvelles formes émotionnelles à travers ces créations.
Dès le début, la lettre au sein du graffiti pose sur le mur le nom de l’artiste : le « blaze » qui historiquement permettra à de nombreuses générations de graffiti artistes de se fabriquer une nouvelle identité secrète, souvent source de reconnaissance, de la part des pairs.
Ce sont ces fameuses lettres, liées les unes aux autres pour former les « pièces » (nom donné aux créations graffiti), que je devais amener plus loin, dans une esthétique nouvelle. En effet, la « pièce » graffiti peut être créée, au-delà de la revendication du « blaze », du « lustrage de l’égo », pour créer l’émotion chez le passant ou le badaud. Cependant cette émotion est difficile à obtenir de la part de ces derniers du fait de l’absence de repères picturaux connus à contrario des personnages ou éléments de décors ne demandant que peu d‘effort à la compréhension. D’une manière générale, on constate donc que, régulièrement, le spectateur ne se laisse pas le temps de s’émouvoir mais passe sa route ou balaie d’un revers de main cet « art » incompréhensible et difficilement consommable.
En effet, la déstructuration graffiti de chacun des piliers formant le « blaze » se trouvait un peu à l’étroit dans une pratique codifiée. Un graffiti artiste peut peindre la même chose longtemps, répétant les même pièces de façon quasi identique mais améliorant techniquement ces dernières sur leur aspect pictural (précision des dégradés, contour net et tendu, etc…). Cependant, au-delà de quelques minimes changements « typo-graff-iques » dans cette pièce répétée, l’ensemble de ses lettres formant ce « blaze », ne sont jamais complètement refondues afin d’avancer dans une recherche stylistique perpétuelle. Chacun reproduit ou réinvente des phases, des flèches, des reflets,… mais les déformations générales de ces lettres s’inscrivent irrémédiablement dans un carcan codifié du graffiti (hip-hop) au détriment d’une réelle volonté d’aller plus loin dans la déformation structurelle. C’est ce constat, personnel, qui me mène aujourd’hui à dépasser de la voie du graffiti que je pratique depuis si longtemps. C’est ce constat qui me fait me mettre en danger en allant à la recherche de quelque chose d’inconnu. Cette mise en danger qui m’amène à sortir des codes maitrisés depuis 20 ans, est un levier favorisant des recherches nouvelles et enrichissant ma démarche artistique actuelle.
Longtemps, l’évidence aura été de trouver une forme, une seule, cette forme qui a elle seule pouvait en supprimant ou repositionnant certaines de ses parties, représenter chacune des 26 lettres de l’alphabet. Longue quête… faite de victoires et de défaites. Mais toutes ces recherches ne sont pas vaines et m’ont déjà mené vers des codifications personnelles jusqu’alors inconnues et pourtant tellement enrichissantes. En effet certaines de mes pièces ont été construites à partir d’une seule forme qui en étant légèrement retravaillée a pu former les 5 lettres de SETRO mon pseudonyme de graffiti artiste. Ces recherches continueront donc, permettant ainsi de ne pas s’enfermer, de refuser des codes établis. Logiquement, ces nouvelles recherches entamées autour de la déstructuration de l’alphabet, resteront en rapport étroit avec cette quête de la forme ultime.
L’alphabet déstructuré apparaît comme le passage de la représentation connue de ses 26 lettres, vers une nouvelle représentation non conforme. Connaître une forme et la représenter sous diverse variations implique la connaissance des bases académiques de la représentation de la lettre pour l’amener plus loin graphiquement, l’enrichir, la rendre « belle », la colorer,… sans que l’importance ne soit fondamentalement axée sur la compréhension de celles ci pour le public. Ces formes nouvelles, ouvrent alors des portes inconnues, amenant la lettre vers la déstructuration et l’abstraction.
La déstructuration de l’alphabet permet ainsi de poser un regard nouveau sur des formes socialement acceptées et usitées. Le but n’étant plus de les reconnaître en tant que lettres mais d’offrir un regard nouveau, une esthétique, ressentir l’émotion.
A la quête de la forme ultime vient donc s’ajouter une quête émotionnelle, celle qui fait rire ou pleurer, envie ou vomir… Nos émotions ne sont que réactions à de nombreuses connexions cérébrales appuyées dans leur grande majorité sur nos souvenirs, notre passé, notre vécu. Pour autant, devons-nous vivre nos émotions de façon subie, de façon à répéter des schémas connus ? Car en ne se positionnant pas dans l’inconfort du nouveau, on ne peut que se complaire dans nos connaissances et jugement ancrés.
La déstructuration d’un alphabet n’a rien d’anodin puisqu’il mixe habilement l’appui sur le savoir inconscient de la structure académique de chacune des 26 lettres, avec la projection vers l’inconnu. Cette dernière consiste à donner une nouvelle représentation à un sujet connu afin de ne plus avoir la forme académique comme référence de jugement.
Accepter l’inconnu pictural, accepter de s’y confronter afin d’établir un lien émotionnel avec l’image reçue (lien positif ou négatif, peu importe) est une réelle projection dans une nouvelle dimension, un nouveau monde à explorer. Le jugement n’est plus dirigé par des codes mais l’être tout entier s’abandonne à la contemplation ou au rejet.
Tout le travail de déstructuration s’appuie donc, pour venir à l’essence de la création, sur une déstructuration filaire et minimale, noire sur fond blanc1 (tel les lettres d’un texte). Ce travail s’oriente donc vers un nouveau « squelette » de la lettre, les différents habillages couleurs ou effets n’ayant plus aucune fonction dans cet axe de recherche. La valeur graphique obtenu par cet ultime contraste noir/blanc prend ainsi toute sa force pour émaner une puissance vraie. Nulle tricherie n’est possible n’ayant qu’un squelette sur fond immaculé. Le paradoxe réside donc entre le fait d’avoir une nouvelle lettre issue d’un moule connu déformé dans un habit inconnu. Le public doit perdre ses repères afin de ne plus avoir connaissance de ce qu’il voit. Il doit se projeter, accepter l’image pour en faire ressortir l’émotion. Pour autant, le public ne doit pas savoir quelles bases ont servies à ces recherches, le résultat n’appartenant plus à l’esthétique établie. L’émotion se fondera donc sur une image absolue, inconnue, offrant une épure de forme connue mais revisitée. Ma démarche pose cette ligne graphique épurée, comme fondement à une nouvelle esthétique. Tenter d’amener la lettre dans une autre dimension par la recherche continue, la faire parler d’autre chose, la rendre minimale et ouverte, afin de générer l’émotion.
Alexandre LEMAGNE, février 2016
Aucun support ne se révèle prioritaire pour accueillir ces recherches; en effet, si aujourd’hui ma pratique en atelier me fait produire sur toile ou papier, de nombreux supports se prêteraient à recevoir ces créations. Des murs pour le retour aux sources d’une pratique murale, tout comme le volume (projet de réalisation en volume d’une ou plusieurs lettres déstructurées en barre d’inox, cuivre ou bois local de châtaigner). ↩